Selma Lagerlöf : première femme lauréate du prix Nobel de littérature

Isabelle
28.09.2025

Lorsque Selma Lagerlöf reçoit le prix Nobel de littérature en 1909, le monde littéraire vit un moment de bascule : pour la première fois depuis la création de ce prestigieux prix en 1901, une femme est récompensée pour l’ensemble de son œuvre.

L’événement fait sensation car au-delà de l’hommage rendu à une œuvre riche, entre légendes scandinaves et récits empreints de spiritualité, c’est une barrière symbolique qui tombe. Dans un paysage littéraire encore dominé par les hommes, cette distinction envoie un signal fort : la voix des femmes peut, elle aussi, porter loin — jusqu’aux plus hautes sphères de la reconnaissance internationale.

Ce Nobel marque un tournant, un moment de bascule où le monde des lettres commence — timidement — à s’ouvrir à d’autres récits, d’autres sensibilités. Et même s’il faudra encore attendre des décennies avant que les femmes soient pleinement intégrées dans le panthéon littéraire, le nom de Selma Lagerlöf reste, plus d’un siècle plus tard, un repère essentiel dans cette lente conquête de légitimité.

Selma Lagerlöf, la dame de Mårbacka

Au cœur des forêts suédoises, dans le domaine de Mårbacka, naît en 1858 une enfant au regard curieux, à l’imagination déjà débordante : Selma Lagerlöf. C’est là, dans cette vieille maison familiale située dans le Värmland, qu’elle entend pour la première fois les légendes paysannes, les contes transmis de bouche à oreille, les récits teintés de surnaturel. C’est là aussi qu’elle forge son style unique : une écriture nourrie par les mythes, mais ancrée dans le réel.



Fragile de santé dans son enfance, elle lit beaucoup. À une époque où peu de femmes envisagent d’écrire — encore moins d’être publiées —, elle rêve pourtant de littérature. Après des études à Stockholm, elle devient institutrice à Landskrona, tout en écrivant en secret. C’est grâce à une bourse obtenue par le biais d’un concours littéraire qu’elle ose franchir le pas.

En 1891, après des années passées à enseigner, Selma Lagerlöf franchit un cap décisif : elle publie son premier roman, La saga de Gösta Berling (Gösta Berlings saga). Le livre est une révélation. Porté par une langue flamboyante et un imaginaire fourmillant, le roman s’écarte volontairement du réalisme dominant de l’époque pour renouer avec une veine plus lyrique, presque mythique.
On y suit les aventures d’un jeune pasteur luthérien défroqué, Gösta Berling, figure tour à tour tragique, exaltée et romantique, qui trouve refuge auprès d’un groupe de chevaliers décadents dans une grande demeure du Värmland.



Dans ce monde étrange et troublant, où les saisons rythment le récit comme des personnages à part entière, Lagerlöf mêle religion et superstition, amour fou et désespoir, nature indomptée et élans mystiques. Le roman, organisé en chapitres comme des récits indépendants, oscille entre le conte populaire, la fresque sociale et le poème en prose. Le style est audacieux, baroque parfois, porté par une inventivité narrative rare chez une autrice débutante.

L’accueil, en Suède, est d’abord tiède. Certains critiques sont déroutés par le ton mélodramatique, l’aspect fantastique ou le manque de réalisme psychologique. Mais à l’étranger, notamment en France et en Allemagne, l’œuvre suscite un vif intérêt, en particulier dans les milieux symbolistes, séduits par la puissance d’évocation du texte, son atmosphère onirique et sa liberté formelle. Le nom de Selma Lagerlöf commence à circuler dans les salons littéraires, et les traductions se multiplient.

Ce premier succès n’est pas seulement littéraire : il permet à Lagerlöf de quitter l’enseignement et de se consacrer pleinement à l’écriture. Il marque aussi le début d’une œuvre qui, tout en restant profondément ancrée dans la culture suédoise, dialoguera sans cesse avec les grands courants littéraires européens.Les années suivantes confirment son talent. Les liens invisibles (1894), Les miracles de l’Antéchrist (1897) puis surtout Jérusalem (1901–1902), inspiré d’un voyage en Terre Sainte, lui valent une reconnaissance croissante.

Son œuvre probablement la plus réputée et lue dans le monde, Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906-1907), était à l’origine un manuel scolaire tpour apprendre la géographie aux enfants suédois il est devenu un véritable chef-d’œuvre littéraire.
L’histoire de ce petit garçon métamorphosé en lutin, survolant le pays à dos d’oie, émerveille les lecteurs jeunes et moins jeunes. En filigrane, c’est aussi une déclaration d’amour à la géographie et à la culture suédoises.

Selma Lagerlöf, premiére lauréate féminine du Nobel de littérature

En 1909, elle devient la première femme à recevoir le prix Nobel de littérature, une consécration inédite. Mais pour Selma Lagerlöf, l’écriture ne suffit pas. Engagée pour la paix, militante pour les droits des femmes, elle siège à l’Académie suédoise à partir de 1914 — autre première féminine.



Après son prix Nobel, elle poursuit sa carrière littéraire prolifique, avec des œuvres marquées par une réflexion plus profonde sur la société, la foi, la guerre, la condition féminine, et la mémoire.

Elle publie en 1912 Le charretier de la mort qui sera adaptée quelques années plus tard au cinéma (1921) par Victor Sjöström et deviendra un grand classique du cinéma muet.En 1914, le très émouvant roman, l’empereur du Portugal met en scène l’amour inconditionnel d’un père pour sa fille avec un style qui oscille entre réalisme et merveilleux.
En 1922, elle publie le premier volume de son autobiographie intitulée Mårbacka, le nom du domaine familial qu’elle a racheté en 1907 et où elle revient, vit, écrit, et accueille amis et intellectuels.
Ce lieu devient son refuge, mais aussi un centre d’influence culturelle. Jusqu’à sa mort en 1940, Selma Lagerlöf restera fidèle à ce coin de terre où tout a commencé.

D’autres romans et recueils de nouvelles suivent encore, comme la célèbre trilogie familiale Löwensköld (1925-1928) mais aussi les deux autres volumes de son autobiographie consacrés à son enfance, Souvenirs d’une enfant en 1930 puis Mon journal d'enfant (1932), journal fictif de son enfance où elle dialogue avec elle-même.

Le style singulier de Selma Lagerlöf : entre réalisme et merveilleux

Si Selma Lagerlöf occupe une place à part dans la littérature nordique, c’est en grande partie grâce à son style d’écriture qui mêle avec virtuosité réalisme social et éléments fantastiques, qui donne à ses œuvres une tonalité unique et intemporelle.

Dès ses débuts, elle puise dans la richesse du folklore suédois — contes, légendes, croyances populaires — pour bâtir des récits où le quotidien de la vie rurale côtoie le mystère et le merveilleux. Cette inspiration lui permet de créer une atmosphère empreinte de magie et de poésie, tout en ancrant fermement ses histoires dans des contextes sociaux précis, marqués par la pauvreté, les traditions et les rapports humains.

Le langage de Lagerlöf est accessible mais riche : ses phrases, simples en apparence, portent une grande force évocatrice. Elle joue avec les images, les métaphores, les symboles, créant une narration fluide qui captive le lecteur par sa musicalité et son intensité émotionnelle. Son écriture allie la tendresse au regard critique, en donnant vie à des personnages complexes, profondément humains, souvent marginaux ou en lutte avec leur destin.

Par ailleurs, son style reflète une sensibilité particulière au paysage naturel suédois. La nature n’est pas un simple décor, mais un personnage à part entière, participant à l’ambiance et aux émotions de ses récits. La lumière nordique, les forêts, les lacs, deviennent des éléments vivants qui nourrissent la symbolique et la profondeur de ses histoires.

Enfin, Selma Lagerlöf se distingue par une capacité rare à mêler le merveilleux et la morale, offrant des récits porteurs d’une réflexion spirituelle et éthique sans jamais devenir didactique. Cette tonalité singulière lui a permis de toucher un public large, des enfants aux adultes, et de traverser les époques sans perdre de sa fraîcheur ni de sa puissance.

Selma Lagerlöf aujourd’hui

Plus d’un siècle après avoir reçu le Prix Nobel, Selma Lagerlöf demeure une figure incontournable de la littérature mondiale. Son œuvre continue d’être lue, étudiée, et admirée pour sa capacité à conjuguer l’universel et le particulier, le réel et le merveilleux.

De nombreux auteurs contemporains, notamment en Scandinavie, revendiquent son influence. Ils s’inscrivent dans sa filiation littéraire en mêlant à leur tour récits enracinés dans le terroir, mythes et légendes revisités, et questionnements sur l’identité, la nature et la société. Parmi eux, des écrivains comme Tove Jansson, créatrice des Moomins, ou plus récemment Katarina Mazetti et Fredrik Backman, perpétuent cette tradition où l’intime dialogue avec le collectif, dans un style accessible et profondément humain.

Sur le plan patrimonial, Mårbacka, la maison familiale de Selma Lagerlöf, est aujourd’hui un musée ouvert au public, un lieu de mémoire et de culture. Restaurée avec soin, elle accueille chaque année des visiteurs venus découvrir l’univers de l’écrivaine, ses archives, et les paysages qui ont inspiré ses récits. Mårbacka est bien plus qu’une demeure : c’est un symbole vivant de l’enracinement et de la transmission culturelle, incarnant l’essence même de l’œuvre de Lagerlöf.