Trolösa (Infidèle)

/ photo Johan Paulin
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Isabelle
20.02.2025

Trolösa (Infidèle) est une nouvelle série suédoise, en six épisodes produite par Miso Film, diffusée actuellement sur la chaîne publique suédoise SVT et bientôt proposée par la chaîne culturelle européenne ARTE.
La série met en scène Marianne Vogler, une actrice mariée à Markus un pianiste professionnel reconnu et souvent en voyage, tous deux parents d’une enfant baptisée Isabelle, âgée de 9 ans au début de l’histoire. Leur mariage semble parfait, jusqu’au jour où débarque David, un ami de jeunesse de son mari, de retour en Suède après un divorce éprouvant. Marianne et Simon entament alors un jeu de séduction qui va très vite aller au-delà de la simple amitié et bouleverser la vie de tous les personnages impliqués et les conduire à une confrontation avec leurs désirs, leurs mensonges et les réalités de l'amour…

Genèse du projet

Au départ, un scénario signé Ingmar Bergman et inspiré d’un drame douloureusement vécu par celui-ci : en 1949, alors en couple avec l’actrice-chorégraphe Ellen Hollender (mère de 4 de ses enfants), il débute une liaison adultère avec la journaliste Gun Hagberg, une histoire douloureuse émotionnellement et qui laissera une trace indélibile tant sur le plan professionnel que sur le plan personnel. Dans son autobiographie (Laterna Magica), se remémorant cet épisode, Bergman écrit “notre amour a déchiré nos cœurs et, dès le début, il portait en lui ses propres graines de destruction”. Dans un autre de ses films importants “Scènes de la vie conjugale” il relate aussi cette période très dense émotionnellement pour le cinéaste et qui se conclura par un divorce en 1952.

Le script sera ensuite porté à l’écran pour la première fois en 1999 par Liv Ulmann (dont il a aussi partagé la vie dans les années 60 et avec laquelle il fait un retour sur la scène internationale après une absence très remarquée). C’est le premier film de fiction de Liv Ulmann qui avait auparavant réalisé surtout des documentaires et il est présenté en compétition du festival de Cannes en juin 2000.

Marianne (Lena Endre) i Trolösa. Foto: Joakim Strömholm © AB Svensk Filmindustri

Le script de Bergman et le film de Liv Ulmann repartiront hélas bredouilles du festival, le film obtiendra un succès critique mitigé à l’international mais l’actrice principale Lena Endre sera, elle, récompensée en 2001 aux Guldbagge suédois (l’équivalent des césars) par un prix d’interprétation.

La nouvelle série en quelques traits

Cette nouvelle version télévisée écrite par la scénariste norvégienne chevronnée Sara Johnsen, reconnue pour la mini-série July 22 de NRK (sur l’attaque terroriste d’Utøya de juillet 2011) a vu le jour sur l’initiative d’un réalisateur suédois multi-récompensé (La Taupe, Morse, entre autres), Tomas Alfredson (fils de Hasse Alfredson du célèbre duo Hasse och Tage).

”Trolösa”.Foto: Johan Paulin/SVT.

Alfredson qui portait en lui ce projet de longue date confie qu’il a d’abord essayé de contacter le maître suédois Ingmar Bergman en 2001 pour tenter de le convaincre d’une possible adaptation télévisée de son script. Celui-ci en avait d’abord balayé l’idée disant qu’il s’agissait tout simplement d’une idée prise un soir de beuverie et puis au fur et à mesure de la discussion avec le jeune réalisateur, il avait avoué que l’idée était probablement aussi “foireuse” qu’excitante.

Un dispositif narratif audacieux et un casting remarquable

Sous la plume créative de Johnsen, le triangle amoureux entre David, Marianne et Markus est raconté en parallèle sur deux périodes, un processus narratif qui oblige à avoir 6 acteurs (et même 8 si l’on compte Isabelle) différents pour jouer le quatuor d’autrefois et celui d’aujourd’hui), un véritable défi au niveau du casting brillamment relevé par Alfredson.

Dans l’intrigue au présent, le réalisateur renommé David Howard, âgé de 73 ans (interprété par l’excellent acteur danois Jesper Christensen) retrouve son ancien grand amour, l’actrice Marianne Vogler, âgée de 75 ans (interprétée par Lena Endre, la même actrice iconique que dans le film de Liv Ulmann) et internée (elle vient juste de faire une tentative de suicide). Ensemble, ils se remémorent leur ancienne relation et ses conséquences douloureuses, non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs familles.

”Trolösa”.Foto: Johan Paulin/SVT

Dans l’intrigue au passé, située 40 ans plus tôt et qui inaugure et porte vraiment la série, nous suivons le jeune David (interprété par Gustav Lindh, charismatique) et Marianne (interprétée par Frida Gustavson, rayonnante) qui tombent amoureux et entament une passion dévorante, gardée secrète par Marianne (mariée à Markus, meilleur ami de David) sous l’œil à la fois redoutable et innocent d’Isabelle.

Le processus narratif alterne entre le passé et le présent, permettant au spectateur de suivre les événements dans deux temporalité distinctes : celui du souvenir nostalgique et heureux et celui du regret et de la confrontation douloureuse avec les conséquences de l'infidélité. Cette structure non linéaire permet de créer une tension dramatique, en dévoilant progressivement les douleurs et les regrets des personnages mais aussi tous les enjeux d’un divorce.
Elle a aussi l’avantage de donner à voir sans jugement, les deux lignes narratives étant présentées au spectateur sans regard moral mais sous une multitude d’angles de vue et de manière chorale : le regard de chaque personnage y compris le mari trompé et l’enfant (témoins impuissants) sont pris en compte. Chacun peut ensuite le voir au filtre de sa propre expérience personnelle.

C’est très clairement la bonne idée de la série car dans la version de Liv Ulmann qui s’ouvrait sur un dispositif plus psychanalytique (le vieux metteur en scène demandant à l’actrice de lui raconter son histoire avec son amant David), une sorte d’introspection sous contrôle en quelque sorte, on voyait surtout apparaître les conflits d’égos et les rapports psychotiques entre les deux personnages (Bergman et ses démons) et cela laissait peu de place aux personnages secondaires et à l’interprétation personnelle du spectateur.

Markus Vogler (August Wittgenstein) et sa femme Marianne Vogler (Frida Gustavsson)/ photo Johan Paulin

Ici beaucoup moins de crises et de cris, juste des petits détails, des silences chargés et des regards lourds, des mouvements de visage presque imperceptibles. Ici pas de vrai climax ni de plongée dans l’angoisse mais une tension permanente et comme à fleur de peau.
Tomas Alfredson respecte profondément le cinéma de Bergman mais il refuse de le singer, il s’approprie le scénario de la meilleure des façons : en l’interprétant à sa façon et avec son style si singulier.

Une écriture et une réalisation plus modernes

Avec cette nouvelle version, Tomas Alfredson l’a confié dans plusieurs interviews, il voulait aussi restituer l’intensité qu’il avait ressenti en voyant le film de Liv Ulmann tandis qu’il traversait lui-même un divorce douloureux.
Son approche subtile, méticuleuse et souvent très “atmosphérique” : il laisse s’installer une atmosphère qui se développe lentement, construisant ainsi son intensité à travers des moments de calme avant l'explosion (toute relative comparée aux films de Bergman) mais amplifiée par les silences qui la précèdent.

Alfredson privilégie les plans longs et très composés. Il utilise souvent des espaces larges ou des cadres épurés pour souligner la solitude ou l'isolement de ses personnages. Il utilise habilement les plans serrés et les champs hors-champs pour créer une tension dramatique et laisser au spectateur une vraie place et un vrai rôle.
Ses films ont toujours une esthétique très soignée et ses mouvements de caméra sont généralement lents et calculés, mettant en valeur, ici en l’occurrence, le triangle amoureux et le quatuor avec la fille de manière chorale et très visuelle : La scène de l’anniversaire de l’épisode 5 et les jeux de regards entre les personnages est de ce point de vue, un condensé de l’art de cinéaste de Tomas Alfredson, très pictural mais aussi très émotionnel.

/ photo Johan Paulin

Pourtant les émotions affleurent ainsi plus qu’elles ne surgissent, les dégâts collatéraux sont visibles mais ne se transforment pas systématiquement en culpabilité et en angoisse, tout est beaucoup plus feutré, tout en non-dits, comme cela est souvent le cas lors d’un divorce.

Une dimension érotique clairement assumée

La dimension érotique du film portée par une musique jazzy très sensuelle est aussi un élément qui contribue à l’ambiance particulière du film, mais aussi à ce sentiment de liberté tellement emblématique des années 70, le tout aboutit à une vision mélancolique, intemporelle et universelle de la rupture ou du divorce qui peut parler à tout le monde.
En cela, il est tout à fait fidèle au travail de Bergman mais il n’est pas fils de pasteur, moins travaillé par le sentiment de culpabilité et l’angoisse est plus flottante comme détachée du récit.

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Grâce à lui, nous suivons aussi le caractère merveilleusement aventureux de la passion amoureuse, sa dynamique en oubliant les angoisses, et les dégâts collatéraux que l’on ne voit souvent qu’après-coup.
C’est une passion amoureuse et une véritable quête existentielle qui nous sont données à voir et on les suit dans cette épopée, sans angoisse.

Frida Gustavsson (Marianne) i ”Trolösa”. Foto: Johan Paulin/SVT

Une volonté de transmission : être une sorte de passeur

Conscient aussi que les jeunes (en Suède ou ailleurs) ne connaissent pas tous Bergman et que son cinéma peut même avoir même un caractère un peu rebutant pour une partie du public, il essaie de transmettre et de jouer le rôle de passeur générationnel en modernisant et en adaptant le récit aux nouveaux codes, aux nouvelles manières de penser, aux nouvelles exigences du public.
Même si le sujet et le thème abordés restent les mêmes car ils sont universels et intemporels, le public actuel n’a plus les mêmes attentes et il s’agit ici d’une série pour la télévision donc avec un risque de décrochage encore plus grand qu’au cinéma.
C’est donc très malin de la part de Tomas Alfredson de miser sur l’aspect visuel et sur la musique plutôt que sur de longs dialogues introspectifs et une mise en scène trop épurée. C’est aussi beaucoup moins éprouvant émotionnellement d’y aller par petites touches et en laissant de la place au spectateur, qu’en l’accablant de culpabilité après sa journée de travail.

Une bande son (Hans Ek) très réussie et qui contribue à l’originalité de la série

Hans Ek est un compositeur et arrangeur suédois, reconnu pour son travail dans le domaine de la musique de film. Il est particulièrement apprécié pour ses bandes-son et ses arrangements qui associent habilement différents styles musicaux. Ek a souvent collaboré avec des réalisateurs suédois, et notamment avec Hans Alfredson pour “Laisse-moi entrer” mais aussi avec le danois Thomas Vinterberg et le norvégien Erik Poppe.
La musique et la bande-son extrêmement pertinentes contribuent à créer cette amosphère et à porter aussi certains non-dits. Grâce à elle on est en immersion émotionnelle dans le film, au plus près des personnages et de leurs ressentis mais sans explication verbale.Les moments de silence sont aussi ainsi mis en valeur et invitent à la concentration : à la fluidité de la musique s’oppose la difficulté et le caractère accidentel de l’existence auxquels il faut faire face.
Tomas Alfredson ne nous fait pas contourner ces difficultés, ils nous y confrontent mais avec une compassion et une délicatesse à la fois humaine et artistique.

Vous pouvez en découvrir un aperçu en regardant la bande-annonce.